CHAPITRE 2
Kris et Zainal partirent dans Bébé, le vaisseau rapide de reconnaissance, pour rejoindre le plus vite possible la côte où les Massais avaient choisi de s’établir. Elle n’y était pas venue depuis longtemps, et les huttes propres et coquettes à l’intérieur du kraal l’impressionnèrent. Etonnant que les Massais aient trouvé des substituts à leurs matériaux traditionnels ! Leur camp, malgré le pavement anti-charognards, ressemblait au souvenir d’Afrique qu’elle conservait du National Geographic. Les membres de la tribu sortirent les uns après les autres, les hommes armés de leur lance et de leur grand bouclier, et se rangèrent en silence devant cette femme bizarre. Les préadolescents se tinrent à l’écart, par petits groupes selon leurs responsabilités et les tâches convenant à leur âge. Les chiens se hérissèrent et coururent à la rampe que descendaient Kris et Zainal. Un coup de sifflet strident les rappela, mais ils se contentèrent de se coucher, toujours en alerte, et pas contents du tout de laisser la voie libre aux intrus.
Parmi les femmes, Kris aperçut les éclatants cheveux blonds de Floss, et réalisa avec remords qu’elle venait juste de se rappeler son existence. Floss et sa bande d’orphelins abandonnés, qui s’étaient baptisés le Corps diplomatique, avaient joui d’une liberté totale pendant l’Occupation, et de l’indépendance d’un groupe de jeunes gens et de jeunes filles étroitement liés entre eux. Envoyés sur Botany pour récupérer de leur traumatisme et commencer une nouvelle vie, ils s’étaient montrés si rebelles et indisciplinés que les Botaniens étaient prêts à les renvoyer sur la Terre pour se débrouiller seuls. Toutefois, Dorothy Dwardie avait proposé une alternative – les envoyer chez les Massais si disciplinés, jusqu’à ce qu’ils s’assagissent. Les Massais avaient accepté. Floss avait été quelque peu récalcitrante à quitter la Retraite, mais elle était la principale responsable de cet exil. A travers la distance qui les séparait, Kris accrocha son regard. Se retournant vers les hommes, elle aperçut Clune, très reconnaissable à sa large carrure au milieu des Massais maigres et dégingandés, entouré de ses deux lieutenant, Ferris et Ditsy. Ces gosses du Corps diplomatique avaient survécu à l’Occupation et aux rafles des Terriens. Très astucieux de leur part. Elle se demanda machinalement s’ils savaient un peu de catteni. Ce type de survivants pouvait être très utile.
Salutations et cadeaux au chef expédiés, le chef Materu ordonna à Peran et Bazil de sortir de leur groupe, et d’aller rassembler les affaires qu’ils désiraient emporter.
Les deux garçons avaient grandi de plusieurs pouces, et acquis ce beau bronzage que le soleil de Botany prodiguait à tous. Son regard dériva vers Floss, qui semblait s’être améliorée. Le chef Materu examinait les ceintures de cuir avec grand intérêt, tripotant les boucles et tirant sur les lanières pour en éprouver la solidité.
Poussée par une impulsion, Kris s’avança dans sa direction, et quand elle fut assez proche, lui fit signe de la rejoindre. Floss interrogea du regard la femme debout près d’elle, tandis que Kris lui ordonnait du geste de venir l’aider à porter la pièce de tissu. La femme poussa Floss vers Kris. Floss rectifia son équilibre et courut presque pour rejoindre Kris.
– Salut, Floss. Ça fait plaisir de te revoir. Est-ce que tu parles un peu le catteni, par hasard ?
– Oui, Dame Emassi. J’ai dû l’apprendre pour survivre, tu comprends. Demande à Peran et à Bazil. Ils m’ont appris beaucoup de mots depuis qu’ils sont là. Ce sont de braves gosses pour des garçons, dit-elle avec le mépris d’une adolescente pour de jeunes mâles.
Puis Floss hissa la pièce de tissu sur son épaule, l’équilibrant avec une aisance remarquable, et repartit avec Kris vers le groupe des femmes. Aucun doute qu’elle ne fût mise à profit immédiatement.
– Dans ta bande diplomatique, y en a-t-il d’autres qui parlent le catteni ?
– A part Peran et Bazil ? Bien sûr. Clune faisait toutes nos négociations sur la Terre. Ferris et Ditsy en savaient assez pour surprendre clandestinement certaines conversations ; ça nous a sauvé la peau plusieurs fois.
Puis, penchant la tête, elle regarda Kris avec des yeux beaucoup plus vieux que son âge et ajouta :
– Pourquoi ? ça pourrait nous tirer d’ici ?
Kris leva la main pour indiquer qu’elle ne désirait pas s’expliquer, mais elle vit l’espoir briller dans les yeux bleus de la jeune fille.
– S’il te plaît, dis à la chef que c’est un cadeau, en reconnaissance de ce qu’elles ont fait pour toi.
Elle ignora le grognement de Floss, puis lui fit signe de la suivre pour rejoindre Zainal et le chef Materu, en conversation animée. Floss marchait assez loin de Kris, s’efforçant d’être discrète.
– Floss dit qu’elle a amélioré son catteni avec Peran et Bazil. Clune s’occupait de leurs négociations avec les Cattenis. Et sur la Terre, ils géraient leurs petites entreprises. Ils seraient capables de te vendre tes propres dents. Les deux maigrichons qui l’accompagnent savent aussi la langue.
– Vraiment ?
Zainal poussa un grognement, mi-sceptique, mi-amusé. A cet instant, Peran arriva en courant, un morceau de tissu et une lance dans une main, une armature de bouclier massai dans l’autre. Il s’arrêta près de son père, observant un silence respectueux, tandis que le chef Materu attendait la décision de Zainal.
– Quelqu’un ici parle-t-il le catteni, Peran ? lui demanda Zainal.
– Oui, la fille debout près de Kris, et les autres Terriens. On parle avec eux de temps en temps, dit-il, haussant les épaules avec indifférence.
– Ils s’appellent Clune, Ferris et Ditsy, murmura Kris.
En catteni, Zainal demanda des volontaires parlant sa langue. Clune, l’air étonné, se détacha de ses compagnons, Ferris tenait par le bras le filiforme Ditsy de sa main libre, serrant deux lances dans l’autre. Floss, qui n’entendait pas être oubliée, leva la main et l’agita à l’adresse de Zainal.
– Des volontaires pour faire quoi, Emassi Zainal ? demanda Clune, foudroyant Floss et encourageant du regard Ferris et Ditsy à le rejoindre.
– Pour une mission spéciale sur Barevi, répondit Zainal.
– La planète commerciale ! s’exclama Floss. La réaction de Zainal fut immédiate.
– Que sais-tu d’autre sur Barevi ? lui demanda-t-il.
– Pas grand-chose, dit-elle avec une moue dubitative, sauf que c’est un endroit à éviter si on est capturé par des Cattenis.
Elle lui fit un sourire d’excuse.
– Et qu’elle est de faible gravité, ajouta-t-elle. Et c’est pour ça qu’on y envoie les Cattenis en permission.
– C’est là que les Cattenis envoyaient les Terriens pour les vendre comme esclaves, dit Clune, fronçant les sourcils.
Il avait parlé en catteni, sa jeune voix de baryton prononçant les mots avec un fort accent.
– Ils ont transporté beaucoup de trucs de la Terre sur Barevi, remarqua Ferris.
– Et nous devons les récupérer, dit Zainal.
– Alors, ils vont garder tout ce qu’ils ont volé et on ne leur dira rien ? marmonna Ditsy avec irritation.
– Non, Ditsy, dit Zainal. Mais il comprend le problème, murmura-t-il à Kris qui lui sourit.
Il fit alors un pas vers le chef Materu.
– Chef, ces jeunes gens et cette jeune fille parlent ma langue et pourraient nous être utiles. Leur permet-trais-tu de nous accompagner ?
A l’expression fugitive qui passa sur le visage du chef, Kris jugea qu’il ne serait pas fâché de se débarrasser de Floss, mais qu’il répugnait davantage à se séparer des garçons.
Il répondit par une succession de sons, incompréhensibles pour Kris. Zainal regarda Peran pour qu’il traduise.
– Père, il dit qu’ils ne sont pas encore en âge d’être instruits des compétences et des responsabilités d’hommes.
– Comme je ne sais pas leur langue, peux-tu répondre à ma place, Peran, qu’ils ont les compétences qu’il me faut pour une mission importante.
Peran ne sourit pas, se dit Kris, comme l’aurait fait un jeune Terrien heureux de traduire pour son père. Il débita ses phrases d’un air respectueux, et attendit la réponse du chef.
Materu haussa les épaules, mais accepta de la main.
– Courez chercher vos affaires, dit Peran en catteni aux trois garçons, incluant Floss à retardement.
Elle roula des hanches d’un air provocant, et se rapprocha de Kris.
– Je n’aurai pas besoin de ce qu’ils m’ont donné quand je retrouverai la civilisation, marmonna-t-elle entre ses dents.
Mais elle se racheta aux yeux de Kris en disant au revoir au groupe de femmes et en saluant dignement de la tête leur chef.
– Je peux monter à bord tout de suite ? demanda-t-elle à Kris.
– Il te tarde de partir, non ?
– Et comment ! répondit-t-elle, marchant nonchalamment vers la rampe et montant à bord, dans un mouvement chaloupé.
Le temps que Kris la rejoigne, elle entendit d’autres pas, puis le bourdonnement de la rampe qui se rétractait. Zainal s’installa dans le fauteuil du pilote. Comme si c’était sa place, Peran s’installa dans celui du copilote. Kris s’assit sur le strapontin derrière Zainal, et fit signe aux garçons et à Floss de boucler leur ceinture. Quand ils eurent décollé et que Zainal eut exécuté quelques figures aériennes pour saluer les Massais, Floss poussa un gros soupir.
– Dieu soit loué de votre venue, dit-elle à Kris. Ils allaient me marier à un sac d’os ridé comme une vieille pomme.
Kris eut un petit pincement de remords d’avoir oublié Floss pendant si longtemps, et se demanda comment elle s’en était sortie. Elle ne doutait pas que Floss se soit débrouillée de façon très féminine et se félicita de l’avoir arrachée à un vieux mari. Cela n’aurait fait que causer d’autres problèmes, car Floss n’aurait jamais accepté cette situation.
– Alors, quelle est la combine ? demanda-t-elle, se penchant vers Zainal, les yeux brillants.
Zainal répondit de son plus beau ton d’Emassi, mais Kris ne saisit que deux mots : « sauras », et « temps ». Floss, quant à elle, le comprit sans problème et se renversa dans son fauteuil, croisant les bras sur sa poitrine. Une poitrine avantageuse, remarqua Kris, espérant l’emmener hors planète avant qu’elle ne cause des ravages parmi les nombreux célibataires de la Retraite. Elle était beaucoup trop jeune pour fonder une famille, même si elle semblait avoir appris les bonnes manières et la déférence chez les Massaïs. Oh, zut, ils n’avaient des lits de camp que pour les fils de Zainal. Mais il y avait des cabines et des couchettes à bord de Bébé, et Zainal y avait sans doute pensé, car il posa l’astronef dans la clairière qu’il avait déjà utilisée, non loin de leur cottage.
– Les garçons, vous dormirez dans Bébé ce soir, dit Zainal, leur montrant la coursive menant aux quartiers de l’équipage. Floss, tu viendras à la maison.
– A la maison ? dit Floss, regardant négligemment autour d’elle.
– Chez nous, dit Kris, la faisant taire du regard.
– Dis donc, c’est mieux qu’une hutte de paille, dit-elle avec plus de déférence quand Kris la fit entrer. Et j’aime bien la décoration. Rustique, mais sympa.
– Merci, dit Kris, humant des arômes appétissants, avant de remarquer la marmite sur la cuisinière. C’est gentil, dit-elle, prenant une cuillère pour remuer le ragoût.
– Je sens des épices, remarqua Floss avec un sourire d’anticipation. Des odeurs qui rappellent la maison et les jours de fête.
Soudain, ses yeux s’emplirent de larmes.
– Nous n’avons pas beaucoup d’épices, mais la marmite appartient à Dorothy, alors nous savons qui remercier. Il y a des couteaux et des fourchettes dans le deuxième tiroir de la commode, Floss, si tu te rappelles comment on dresse le couvert. Je vais appeler les autres, ajouta-t-elle, lui pressant doucement l’épaule.
On leur avait aussi apporté du pain, et ils firent un bon repas. Floss avait oublié de quel côté on met la fourchette, mais elle avait trouvé les verres et sorti les assiettes. A l’évidence, elle avait l’habitude d’aider, progrès certain dû à son séjour chez les Massais.
Clune avait demandé où il pouvait se laver les mains, et les autres garçons suivirent son exemple, malgré leur impatience à se mettre à table. Kris servit des portions congrues, car la personne qui avait apporté la marmite n’avait pas prévu qu’ils seraient huit convives. Il lui restait un morceau de gâteau rassis pour le dessert, que les garçons et Floss engouffrèrent avidement.
– Désolée de ces petites rations, dit Kris. Mais il y a toujours de quoi se rassasier au réfectoire. C’est là que nous mangeons la plupart du temps, et nous faisons tous le ménage et la vaisselle à tour de rôle.
– C’était super, dit Floss avec un soupir de satisfaction. De la cuisine humaine !
– On mangeait assez bien chez les Massais, dit Clune, presque gêné de sa remarque.
– Il y avait toujours assez à manger, bredouilla Ditsy, comme si la quantité importait plus que la qualité.
Puis il regarda Clune, comme s’il regrettait d’avoir parlé.
– Ça nous arrivait souvent de ne pas manger à notre faim, Floss, dit Clune avec une autorité tranquille.
– Oh, on se débrouillait pas mal à Washington, répondit-elle, haussant les épaules avec désinvolture. Vous étiez de bons récupérateurs, les gars, et Jerry était capable de donner du goût à n’importe quoi !
Elle soupira au souvenir du passé.
– J’ai toujours préféré manger régulièrement, remarqua Ferris, prenant la parole pour la première fois.
Il avait une voix très enrouée et une vieille cicatrice en travers de la gorge. Kris décida de les faire examiner par Dane avant de les enrôler pour la mission. Ils avaient sans doute des vers et devraient prendre un vermifuge. Floss sembla écœurée à cette idée.
– Pardon, m’dame, dit Ferris, l’air troublé. Est-ce que quelqu’un sait qui reste encore sur Terre ?
– Tu avais de la famille, Ferris ? demanda Kris.
– Je crois qu’ils ont échappé aux rafles, mais je n’en suis pas sûr. Il y a moyen de le savoir ?
– Nous avons quelques listes de survivants, dont une très longue pour la région de Washington. On pourra la consulter plus tard. Et toi, Floss ?
Elle haussa les épaules avec indifférence.
– Connaissant mon père, ils ont dû survivre avec classe. Quelque part, n’importe comment.
Clune la gratifia d’un regard sévère.
– Autrefois, tu t’inquiétais pour ta mère et tes sœurs.
– Oh, dit-elle, haussant l’épaule droite, c’est vrai, mais j’ai arrêté parce que ça me faisait perdre mon temps.
– Vous savez qu’il ne faut pas se promener le soir, non ? dit Kris. A cause des charognards ?
– C’est sûr. J’ai pas envie d’en rencontrer, dit Floss d’un ton plus assagi, grimaçant à cette idée.
Les charognards étaient des créatures indigènes de Botany, qui attaquaient la nuit toutes les créatures vivantes, humaines ou animales, et les dévoraient.
– Je croyais qu’il y en avait moins dans le Nord.
– Vous savez qu’il faut souvent taper des pieds la nuit, si on n’est pas sur un chemin pavé ? dit Zainal.
Tous les six hochèrent solennellement la tête.
– Les garçons, vous pouvez dormir dans le vaisseau, mais à part ça, je fermerai tout. Je n’ai pas envie qu’on s’envole pendant la nuit.
– Emassi Zainal, commença Clune d’un ton cérémonieux, pour quelle mission nous sommes-nous portés volontaires, exactement ?
– Pour traduire le catteni en anglais, et l’anglais en catteni, répondit Zainal. Pas très pénible. Le reste, je vous l’expliquerai quand nous serons sur Barevi et que vous aurez besoin de le savoir.
– Oh, le vieux baratin « quand-tu-auras-besoin-de-savoir », dit Clune avec un soupir de martyr.
Zainal éclata de rire et lui donna une telle bourrade sur l’épaule que, malgré sa robustesse, Clune chancela sur le banc.
– Et maintenant, les garçons, suivez-moi, dit-il, les poussant vers la porte et Bébé.
Sans qu’on le lui demande, Floss se leva et se mit à débarrasser la table, emportant dans l’évier les assiettes, marmite et couverts sales. Elle ouvrit le robinet et s’exclama avec émerveillement :
– De l’eau chaude !
– Nous avons tout le confort américain.
– Vous auriez aussi une douche ? Et aussi du shampooing ? demanda Floss d’une voix étranglée, l’air si avide que Kris regretta encore plus de l’avoir oubliée.
– Oui, et je crois que tu ferais bien de te doucher tout de suite, et rapidement. Zainal aime bien se laver le soir, et nous n’avons pas assez d’eau chaude pour deux longues douches et la vaisselle. Viens.
Kris s’arrêta, le temps de prendre une serviette dans la commode, du shampooing fait maison, avant de la conduire à la cabine de douche.
– Oh, si tu savais comme j’en ai rêvé, murmura Floss, se débarrassant de son paréo.
– Je te trouverai des vêtements demain, dit Kris, mais pour le moment, je n’ai qu’une salopette propre de rechange.
Kris lui donna aussi une ceinture.
– Rien de ce que j’ai ici ne t’irait.
– Oui, m’dame, répondit courtoisement Floss, sans la moindre nuance de sarcasme.
Floss parvint néanmoins à porter avec une certaine élégance ce vêtement utilitaire.
– Tu n’aurais pas une écharpe ou un foulard ? demanda-t-elle quand elle reparut dans le séjour. C’est un peu nu, là-haut, ajouta-t-elle en se touchant la gorge.
Kris ne s’était jamais beaucoup souciée de sa tenue, mais elle réalisa qu’une écharpe de couleur pourrait atténuer le côté uniforme et aussi attirer l’attention sur la poitrine de Floss très épanouie et qui tendait le tissu terne. Elle se demanda s’il y avait des soutiens-gorge à l’intendance. Avec une proportion de quatre hommes pour une femme, cette jeune fille pouvait être en danger. Peut-être était-ce la véritable raison pour laquelle Floss souhaitait quitter le camp des Massais, où les femelles étaient jalousement surveillées jusqu’au mariage. Kris n’aurait pas aimé qu’elle soit mariée à un vieillard, mais elle ne voulait pas non plus qu’elle couche avec tout le monde. L’approbation de Zainal devant une Floss propre, dont les cheveux brillaient aux derniers rayons du soleil entrant par la fenêtre, ne fit que confirmer cette observation.
– Les garçons sont contents ?
– De dormir dans un vaisseau ? dit-il avec un rire indulgent. Ils sont excités comme des puces, mais
Clune a dit qu’il les surveillerait, et il en est très capable.
– Clune était respecté dans son groupe d’âge chez les Massais, dit Floss avec un petit sourire en coin, comme si elle lui déniait ce statut. Mais il a beaucoup travaillé avec Peran et Bazil, et ils lui obéiront. Il est plus vieux qu’eux, et ça impressionne toujours les enfants.
Elle lança à Zainal un regard interrogateur.
– C’est une attitude cattenie, dit Zainal dans sa langue, et elle inclina la tête pour montrer qu’elle comprenait.
– Je t’ai mis une couverture supplémentaire, Floss, dit Kris, qui désirait être seule avec Zainal. Il fait plus froid ici que dans le Sud.
Floss bâilla et s’étira, ce qui mit en valeur son corps svelte.
– Oh, je survivrai, dit-elle en se dirigeant vers les lits de camp d’une démarche lascive. Quel soulagement d’avoir un lit à moi, sans personne qui ronfle ou qui crie dans ses cauchemars !
Elle sourit à Kris et prit la couverture qu’elle étala prestement sur son lit.
– Et même un matelas. C’est un vrai luxe, tu peux me croire.
Elle parvint à rendre voluptueux le simple fait de se glisser dans son lit. Zainal sourit et lui tourna le dos pour aller dans la chambre. Kris lui fit au revoir et suivit Zainal.
– Nous aurons des problèmes avec cette fille, murmura Kris quand elle eut refermé la porte derrière eux.
– Le problème s’appelle Clune. Il m’a dit clairement qu’il les considérait comme son affaire, elle et son comportement.
Ils étaient fatigués tous les deux, et même si Zainal prit une douche rapide, se plaignant que l’eau était tiède, Kris se demanda si la présence de Floss dans le séjour avait quelque chose à voir avec sa propre réserve, car elle ne fit rien pour attirer Zainal dans ses bras, et il demeura tout aussi réservé. Ils avaient surtout besoin de sommeil.
Un étrange ululement les réveilla le lendemain matin. Zainal était à la porte avant que Kris ne le retienne, pointant le doigt sur son corps nu. Il jura, mais s’arrêta le temps d’enfiler un pantalon. Elle s’habilla plus lentement et fut soulagée quand Zainal repassa la tête par la porte.
– On dirait que les Massais se lèvent tôt ; l’aube pointe à peine !
Elle finit de s’habiller et s’aperçut que Floss et Zainal avaient disposé pain, fromage et fruits sur la table. Zainal fit entrer les garçons. Clune était propre, soigné, et devait avoir découvert le cours d’eau voisin, car ses cheveux étaient encore humides. Peran et Bazil avaient aussi pris un bain, car le bout de leurs mèches était mouillé. Ferris n’était pas rasé, et Ditsy avait besoin d’une bonne douche. Il ne restait sans doute pas beaucoup d’eau chaude, car les panneaux solaires n’étaient pas rechargés, mais elle voulait qu’ils soient tous propres avant de les emmener au bâtiment principal.
Avant de partir pour Barevi, il faudrait trouver des vêtements convenables pour Floss et les garçons, qui ne portaient que le minimum requis par la pudeur chez les Massais, mais ces pagnes ne seraient pas acceptables sur Barevi. Ils devraient être présentables afin d’être considérés comme des négociateurs sérieux. Cette histoire de rachat signifiait que Zainal devrait retarder son projet de découvrir le monde natal des Fermiers, ou au moins le dépôt où ils entreposaient les céréales et la viande produits sur Botany. Elle ne savait pas si elle était soulagée ou déçue que l’occasion lui fût retirée. Toutefois, c’était le printemps, et les cargos des Fermiers ne venaient pas avant les récoltes d’automne. Il avait du temps devant lui. Et ses plans pour Botany, de même que le rapatriement des Terriens, étaient certainement aussi importants pour lui, elle le savait, autant que son projet grandiose et peut-être dangereux de filer le vaisseau des Fermiers jusque chez eux. Elle se demandait, comme Zainal, pourquoi les Fermiers, avec leur robotechnologie, avaient besoin de tant de produits alimentaires. Elle soupira. Chaque fois qu’elle croyait avoir compris quelque chose, elle se heurtait à autre chose d’inconnu, d’inhabituel, de séduisant et, soupira-t-elle une fois de plus, sans doute très dangereux.
Les Fermiers avaient sûrement les moyens de se ravitailler sur d’autres planètes du même type que Barevi. Comme les Eosis et les Cattenis avaient déjà exploré l’espace proche, ils étaient probablement tombés sur des vestiges de la culture des Fermiers. Elle se demanda si les Eosis avaient effectivement fait cette découverte et l’avaient gardée secrète. Avoir des secrets permet de se sentir supérieur et en sécurité. Ou peut-être que les faiblesses humaines ne faisaient pas partie des caractéristiques eosiennes. Ils prolongeaient leur vie en subsumant le corps de jeunes hôtes. Les Humains avaient exploré les possibilités du clonage, pour conserver certaines caractéristiques, et fournir des transplants qui ne seraient pas rejetés. Elle frissonna. Elle ne pouvait pas, en conscience, approuver ce point de vue. Il y avait une raison pour que l’espérance de vie soit limitée, prédestinée ou non. Elle ne savait pas ce qu’elle ressentirait si elle avait besoin d’un nouvel organe pour rester en vie, vu qu’elle jouissait d’une très bonne santé.
Elle surprit le regard possessif de Clune quand Floss s’approcha pour lui offrir du pain. Oui, elle devrait parler à Dane au sujet de ce jeune couple. A l’expression de Floss, elle ne doutait pas que le jeune Afro-Américain ne lui plût. C’était à l’instigation de Floss que le Corps diplomatique avait pratiqué le contrôle des naissances quand ils s’étaient retrouvés libres comme l’air après l’invasion. Les mêmes contingences s’appliquaient actuellement, mais la discrétion s’imposait jusqu’à la fin des négociations de rachat. Enfin, si ces jeunes étaient aussi précieux qu’elle le pensait, vu le succès des opérations clandestines qui leur avaient permis de rester libres, alors que la majorité de la population était embarquée sur les vaisseaux d’esclaves des Cattenis, c’était peut-être seulement de la chance, mais cette mission en avait grand besoin.
A la Retraite, tous prétendirent être contents de revoir Floss, et ravis de la transformation de la sale gosse, contestataire et râleuse, arrivée sur Botany. Les vêtements qu’on lui donna à l’intendance ne l’enthousiasmèrent pas plus que ça. La plupart des femmes confectionnaient leurs jupes et leurs corsages avec les tissus et accessoires que Kris avait rapportés de Barevi. Elle reconnut que ce style utilitaire ne convenait guère à une fille de l’âge de Floss, mais elle lui proposa de faire ses propres vêtements, allant même jusqu’à lui permettre d’utiliser leur unique machine à coudre.
– J’ai appris à coudre des peaux ensemble, dit Floss d’un ton dédaigneux, mais pas à couper ni à ajuster. Je ne voudrais pas gâcher du bon tissu.
Cela lui gagna la sympathie de l’intendante, qui était bonne couturière, et Kris, les voyant discuter, espéra qu’il en sortirait quelque chose. Une adolescente aussi séduisante que Floss voudrait des vêtements seyants et bien ajustés. Quelqu’un lui trouva une écharpe en soie, et elle passa un bon moment à la draper ou la nouer devant le miroir – son attirance pour la toilette était évidente pour tous.
Beth Simpson proposa de lui couper les cheveux, et Floss accepta immédiatement.
– Tu n’aurais pas du shampooing démêlant, par hasard ? Les Massais n’avaient qu’un savon très grossier, qui m’a abîmé les cheveux.
– Nous avons un rinçage végétal qui leur fera du bien, dit Beth. Fait avec une plante locale qui ressemble au romarin. Il fait briller les cheveux.
– Oh, ce serait super. J’ose à peine les toucher, tellement ils sont secs et cassants.
– J’en suis contente, dit Beth, faisant bouffer ses cheveux blonds, décolorés par le soleil mais néanmoins brillants. Viens, l’eau de la douche devrait être chaude.
– Oh, merci beaucoup, dit Floss avec chaleur et enthousiasme.
– Pourquoi as-tu ramené cette forte tête ? demanda Sally Stoffers à voix basse quand elles furent sorties.
– Elle parle le catteni, ainsi que tous les garçons de sa bande.
– C’est une emmerdeuse-née !
Kris se retourna, presque sur la défensive, vers Sally, qui parlait aussi le catteni.
– C’est Zainal qui l’a décidé. N’oublie pas que ces gosses ont survécu, malgré les troubles consécutifs à l’invasion, ce qui veut dire qu’ils ont été très chanceux ou très astucieux. Clune, l’aîné des garçons, négociait et faisait du troc avec les Cattenis, et ce sont des compétences dont nous aurons grand besoin. Toi, comment tu t’y prends pour faire de bonnes affaires ?
– Elle paraît un peu assagie, mais c’est une dragueuse, répéta Sally d’un ton malveillant.
– Clune la surveillera, répondit Kris avec fermeté, commençant à plier les vêtements qui constitueraient la garde-robe améliorée de Floss.
Elle ne pensait pas qu’ils trouveraient des vêtements terriens pour femmes dans les boutiques de Barevi, mais on ne pouvait pas savoir. Les Cattenis accumulaient à qui mieux mieux quand ils chargeaient leurs cargos. A l’âge de dix-neuf ans, elle voulait être bien habillée pour se rendre à l’université, aussi comprenait-elle le manque d’intérêt de Floss pour les tenues utilitaires. Elle adorait son écharpe. Kris l’avait vue en palper la soie de ses mains durcies par le travail. Le bleu saphir lui irait très bien, et Kris s’efforça de se rappeler les pièces de soie et de satin qu’elle avait vues lors de son dernier voyage sur Barevi. Alors, elle ne pensait pas à Floss en achetant des tissus. Eh bien, cette fois, ils devraient penser à elle. Qui échangerait du tissu contre de l’or ?
Elle aurait voulu savoir ce qui était le plus demandé sur Barevi. Peut-être que Chuck s’en souviendrait. Des dents en or n’étaient pas une « tentation » suffisante. Ce qu’il leur fallait, c’était quelque chose pour attirer les foules, quelque chose que le plus conservateur des Cattenis ne pourrait pas ignorer. Quelque chose qui le pousserait au crime !
Laissant Floss aux mains de Beth et après avoir précisé qu’on pourrait la trouver au réfectoire, Kris alla boire une tasse de café. Le tableau de service, placé bien en vue à l’entrée du réfectoire, la désignait pour la mission de Zainal, sans aucune autre tâche. Leurs dernières recrues figuraient au bas du tableau, comme faisant partie de l’équipe de Barevi. Elle se félicita que Floss n’ait pas à travailler au réfectoire – du moins pas tout de suite. Peut-être qu’à son retour Floss regimberait moins devant cette corvée peu glorieuse. Même la corvée de cuisine était préférable au devoir conjugal envers un vieillard.
Elle regarda autour d’elle en entrant dans la grande salle, et vit Eric penché sur des organigrammes. Elle le salua, lui faisant signe si elle pouvait se joindre à lui, et il hocha vigoureusement la tête. Elle se servit une tasse du café rationné, quelques petits pains, humant les arômes du breuvage et du pain frais. Combien de temps durerait cette gâterie, pourraient-ils en ravoir, en tant que monnaie d’échange, car les Cattenis s’étaient mis à apprécier le coup de fouet provoqué par la caféine ? Combien faudrait-il de grains et/ou de tasses de café pour racheter une caisse de matériel volé ? Ce n’était pas la première fois qu’elle se demandait si les marchands avaient assigné un prix aux caisses de pièces détachées qu’ils s’efforçaient de vendre. Elle avait vu une grande diversité d’articles exposés lors de son dernier voyage. Ils n’étaient sans doute pas tous utilisables sur Barevi – comme les grille-pain et les poêles électriques, et encore moins les pièces et les bougies de voitures. Enfin, on ne sait jamais ce qui suscite l’intérêt d’une espèce étrangère. Et certainement pas les Cattenis, maintenant amateurs de café, de chocolat et de dents en or. Réalisaient-ils avec quelle facilité ils avaient adopté les vices terriens, tels que l’amour du café ? Elle sourit à l’idée du conquérant conquis.
Elle se dirigea vers la table d’Eric, qui l’accueillit chaleureusement, remarquant que ses papiers comportaient des cartes : des plans montrant la destruction de vastes quartiers de New York.
– Je crois que j’ai de la chance. Mon immeuble est toujours debout, dit-il en tapotant le plan. Et il y a relativement peu de dégâts au-dessous de la Quatorzième Rue, là où se trouve mon fournisseur de produits dentaires. Qu’est-ce que nous pourrons emporter pour faire du troc sur la Terre ?
– Quelques céréales, je crois. Peut-être des râblés, car ils devraient apprécier la viande fraîche, répondit
Kris. Des groupes de chasseurs sont partis aujourd’hui pour en rapporter le plus possible, et d’après les odeurs venant de la cuisine, je crois qu’on en rôtit quelques-uns. Et je sens aussi une bonne odeur de pain frais.
– Il faut trouver maintenant un moyen de charrier des équipements lourds du dix-huitième étage au rez-de-chausée, dit Eric avec un soupir découragé.
– Oh, dit-elle en souriant, tu ne savais pas que les Cattenis ont des monte-charge volants qui s’en acquittent sans effort ?
– Non, je ne savais pas, mais regarde mon sourire \ répondit Eric, et effectivement il souriait, les yeux brillant de soulagement et d’humour. Content d’avoir posé la question. Ces unités sont très lourdes, et même avec beaucoup de bras, les descendre pour les charger m’inquiétait.
Elle lui tapota la main.
– Eh bien, sois tranquille. C’était le moindre de nos problèmes.
– Quel est le pire ?
Kris réfléchit.
– Etre sûrs que nous avons les produits qu’il faut pour faire du troc sur Barevi.
– Compte sur moi, Kris. Si nous arrivons à mettre la main dessus, je connais un autre dentiste qui travaille merveilleusement. Il est aussi dans mon immeuble. Le genre de personnalité à bien s’entendre avec les Cattenis. Même en tant qu’alliés, je suppose qu’ils sont difficiles à manier.
– Certains plus que d’autres, dit-elle en souriant.
– Réponds à une question si ce n’est pas indiscret, poursuivit Eric, penchant la tête. Pourquoi travaille-t-il apparemment contre ses compatriotes ?
– Ce n’est qu’une apparence ; ce sont les Eosis qu’il voulait renverser…
– Et qu’il a renversés, paraît-il, avec difficulté, dit-il du ton de celui qui espère en apprendre plus.
– Quand il a été largué ici en tant que colon forcé, avec nous tous, dit-elle, incluant tous les assistants dans son geste, il voulait libérer son peuple de la domination eosienne.
– Il l’a fait, acquiesça Eric, qui désirait qu’elle continue à expliquer une situation pour laquelle elle n’avait pas vraiment d’explication.
– N’oublie pas qu’il y avait d’autres Emassis dans le complot. Il n’aurait pas pu réussir sans leur aide.
– Ce Kamiton en fait partie ?
– Oui.
– Et alors ? l’encouragea Eric, levant les bras au ciel en un geste de perplexité.
– Je crois que la situation n’était pas si simple sur Catten même, ni, à l’évidence, sur Barevi. Les Cattenis sont très conservateurs, et Kamiton a peut-être surestimé le soutien des autres emassis. Zainal a libéré Botany et les autres mondes coloniaux. Parce que les Cattenis n’envoyaient pas les gens seulement sur Botany, tu sais.
– Non, je ne savais pas, dit Eric, soulignant légèrement le dernier mot.
– Il y a trois autres planètes que les Cattenis colonisaient selon la même méthode.
– Et quand ces planètes se développaient, les Eosis prenaient la relève ?
Kris hocha la tête.
– Nous avons eu énormément de chance, tu sais.
– D’avoir quelqu’un comme Chuck Mitford, dit-il, pointant le doigt sur elle comme pour la défier de le nier. Et Zainal.
– Nous avons eu de la chance d’avoir des gens montrant toutes les compétences nécessaires, rectifia-t-elle.
– J’aime ton attitude positive, Kris Bjornsen.
– « Larguée je suis, larguée je reste », répondit-elle avec un grand sourire, contente qu’il soit prêt à accepter Zainal et à travailler avec lui.
– Est-ce la devise de Botany ? Je l’entends très souvent.
– C’est un cri de ralliement et aussi une promesse.
Eric regarda autour de lui, du tableau de service jusqu’aux portes de verre ouvrant sur l’extérieur.
– La promesse, ça me plaît. Si je pouvais seulement exercer mon métier, je resterais.
– Tu n’as pas de famille sur la Terre ?
– Des neveux ; ma femme, Molly, était en Floride à l’arrivée des Cattenis, alors je n’ai aucune idée de ce qui lui est arrivé. Son nom ne figure sur aucune liste des survivants de Floride.
Kris lui toucha la main avec sympathie.
– Tous les survivants n’y figurent pas, Eric. On prendra les listes mises à jour sur la Terre. L’un des buts de ce voyage est d’améliorer les communications pour découvrir où sont les survivants – et ramener ceux qui n’ont pas été asservis.
Eric haussa les sourcils.
– Vaste programme.
– Les survivants de l’Holocauste sont parvenus à retrouver la trace de leurs familles. Et nous avons ici autant de gens résolus !
– Tu devrais lever le pied et élever tes enfants.
– Je ne peux pas, dit-elle avec un sourire d’excuse. Curieusement, Zainal se sent responsable. Et moi aussi.
– Responsables de planètes entières ? Allons, sois raisonnable.
– Je crois que la « raison » n’a guère de place dans ce que je ressens, Eric. Les gens déraisonnables accomplissent souvent plus que les gens totalement rationnels.
– Paraît-il. Ah, voilà Zainal.
Kris le vit entrer avec ses fils, plus Clune, Ferris et Ditsy, à qui il faisait visiter les lieux. Les garçons étaient tous habillés de vêtements neufs, mieux adaptés au climat plus froid de la Retraite, et ils portaient des paquets négligemment jetés sur l’épaule ou le dos.
Elle essaya de retenir Eric à la table, mais il se leva, la salua en s’inclinant et, souriant au groupe qui approchait, quitta la salle. Zainal lui fit signe de ne pas bouger, tandis qu’il emmenait les garçons prendre un plateau et les présentait aux colons de service. Leurs plateaux chargés, ils convergèrent tous sur elle. Zainal avait eu la prévenance de lui apporter une autre tasse de café.
– Les garçons n’en boivent pas encore, dit-il, la voyant hésiter. Alors, autant que tu profites d’une de leurs rations.
– Il faut trouver du café, ne serait-ce que de l’instantané, dit-elle. Je vois que tout le monde est sur son trente et un, ajouta-t-elle, montrant les garçons de la tête.
– Les gars, cette bouffe a l’air super, dit Ferris, plantant sa fourchette dan une montagne de purée de tubercules. Ah, ce n’est pas des pommes de terre, ajouta-t-il, à la fois surpris et contrarié par le goût inattendu.
– C’est une plante indigène, mais pas mauvaise comme substitut, répondit Kris en souriant, tandis qu’il avalait une énorme bouchée.
– Mais il n’y a pas beaucoup de différence ! Est-ce qu’on pourra cultiver des patates ici ?
– Sans doute, mais il faudra importer des semences, si nous pouvons en trouver. Je crois que ça figure en haut de la liste des desiderata.
– Vous avez aussi des râblés, dans le Nord ? demanda Clune, empilant de la purée sur sa fourchette à l’aide de son couteau, à l’anglaise.
– C’est notre source principale de protéines, dit-elle. Et ils ont constitué le seul plat de notre premier repas sur Botany.
– Qui a baptisé la planète Botany ? demanda Ditsy, écœuré.
– Tous ensemble. D’après une autre colonie de personnes déplacées sur la Terre.
– Tu veux dire l’Australie ? demanda Ferris, fronçant le nez. Pas très imaginatif.
– Quel nom aurais-tu choisi ?
– Je sais pas, reconnut Ferris, se remettant à manger. Je ne vaux rien pour trouver des noms.
– On a mis le nom aux voix, et chacun a pu proposer le sien, dit Kris, qui se souvenait très bien du vote. Botany a gagné haut la main. Je trouve que c’est un bon choix, parce que ça nous rappelle une expérience précédente qui a réussi.
– Oui, mais c’étaient des ex-bandits.
– Et comment crois-tu qu’on nous considérait ?
– Pourtant, on n’était pas des criminels.
– La plupart des Anglais et des Irlandais transportés en Australie n’étaient pas vraiment des criminels. Il régnait une grande pauvreté, à l’époque, et quelqu’un pouvait être déporté simplement parce qu’il avait volé des vivres pour nourrir sa famille.
Kris se demanda combien de colons n’avaient pas terminé leurs études secondaires, ou connaissaient les grands événements de l’histoire mondiale. Il faudrait peut-être organiser des conférences le soir, pour répandre des informations vitales. Pendant la journée, il y avait trop à faire, et seuls les enfants de la crèche recevaient un peu d’instruction. Elle nota l’idée pour ne pas l’oublier. Autre chose à se rappeler et à mettre en route !
Elle soupira. Il n’y avait jamais assez de temps pour tout ce qu’il y avait à faire. Quand Zainal la regarda bizarrement, elle lui sourit et but une gorgée de son café supplémentaire. Elle se demanda si elle pouvait en faire une habitude… en amenant les garçons au petit déjeuner avec elle. Mais ce n’était pas ainsi que ça fonctionnait sur Botany : personne ne profitait des défauts du système. Si elle le faisait, elle perdrait le droit de critiquer les autres. Elle avait déjà assez mauvaise conscience comme ça. Si les membres du Conseil ne respectaient pas le règlement, pourquoi les autres le respecteraient-ils ? Les transgressions se multiplieraient, comme partout ailleurs. Il fallait se montrer responsable. Comme Zainal. Quoiqu’il poussât parfois le bouchon un peu loin ! Toutefois, elle comprenait que quelqu’un devait s’y coller, pour récupérer les matériels nécessaires.
Jerry Short s’arrêta à l’entrée principale et examina les visages jusqu’à ce que ses yeux se posent sur elle. Il lui fit signe de la main et, s’excusant, elle le rejoignit.
– Je viens de recevoir un message de Chuck. Il est sur le chemin du retour, et très content de lui, dit Jerry, souriant jusqu’aux oreilles parce qu’il apportait une bonne nouvelle.
– Chuck ? Formidable !
Il avait prévu de rechercher deux vieilles cousines, Rose et Cherry Mitford, ignorant si elles étaient encore vivantes. Il avait aussi déposé d’autres Botaniens en différents points de la Terre, pour tenter de retrouver parents et amis aussi bien que pour réparer les infrastructures.
– Je savais que tu voudrais savoir tout de suite, poursuivit Jerry. Et il a dit aussi qu’il s’arrêterait un peu sur Barevi pour charger quelques petites choses.
– Parfait. Quand arrive-t-il ?
– Dans une heure.
– Préviens aussi Dorothy Dwardie, Jerry. Elle sera ravie.
– En fait, je l’ai prévenue la première en venant ici, dit Jerry avec un grand sourire.
– Merci. Zainal va être content ! J’aimerais bien savoir ce que Chuck va nous rapporter, marmonna-t-elle entre ses dents en retournant à la table où les garçons avaient fini de manger.
– Ça nous économisera beaucoup de temps, dit Zainal, enchanté de la nouvelle. Surtout s’il peut nous faire un rapport sur la situation des deux planètes. Je me demande ce qu’il voulait prendre sur Barevi d’assez important pour justifier un si long détour. Et comment il a payé.
– Nous le saurons bientôt. Nous allons l’attendre ?
– Oui, et on lui présentera nos nouveaux traducteurs. Venez, les enfants, ajouta-t-il, faisant signe aux cinq garçons.